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DOWNBELOW, BASE PRINCIPALE ; 1300 HEURES.
Il n’y avait toujours pas de réponse. Emilio pressa la main de Miliko contre son épaule, restant penché sur Ernst et les coms, tandis que les autres membres du personnel étaient massés autour d’eux. Pas un mot de la Flotte ; Porey et ses hommes étaient partis précipitamment, dans un silence qui se prolongea encore une heure.
« Laissez tomber, » dit-il à Ernst et, quand un murmure s’éleva parmi le personnel : « Nous ne savons même pas qui commande, là-haut. Pas de panique, compris ? Je ne veux pas d’affolement. Si vous voulez rester autour de la base principale et attendre l’arrivée de l’Union, très bien. Je ne m’y opposerai pas. Mais nous ne savons rien. Si Mazian a perdu, il décidera peut-être de supprimer ces installations, vous comprenez ? Il pourrait les détruire pour les rendre inutilisables. Restez ici si vous voulez. Moi, j’ai d’autres idées. »
— « Nous ne pouvons pas fuir assez loin, » dit une femme. « Nous ne pouvons pas vivre dehors. »
— « Ici, nos chances ne sont pas meilleures, » fit remarquer Miliko.
Le murmure tendit vers la panique.
— « Écoutez-moi, » reprit Emilio. « Écoutez. Je ne crois pas qu’il leur sera facile d’atterrir dans la campagne, sauf s’ils disposent d’un matériel dont nous ignorons tout. Et ils vont peut-être essayer de détruire cet endroit ; c’est peut-être ce qu’ils feront de toute manière, et je préférerais être à couvert. Miliko et moi, nous prenons la route. Nous ne travaillerons pas pour l’Union, si elle tient la station. Et nous n’attendrons pas Porey, s’il devait revenir. »
Le murmure fut plus faible, cette fois, davantage effrayé que paniqué.
— « Monsieur, » dit Jim Ernst, « voulez-vous que je reste près des coms ? »
— « Vous avez envie de rester ? »
— « Non, » répondit Ernst.
Emilio hocha lentement la tête, regarda son auditoire.
— « Nous pouvons emporter les compresseurs portatifs, le dôme démontable… nous installer dans un endroit sûr. Nous pouvons survivre dans la nature. Les nouvelles bases le font. Nous aussi, nous le pouvons. »
Les gens acquiescèrent d’un air las. Il leur était trop difficile de prendre la mesure de ce qui leur arrivait. Il était dans la même situation, et le savait.
« Prévenez les bases installées au bord de la route, » décida-t-il. « Qu’elles emballent leur matériel ou qu’elles restent, comme elles le veulent. Je ne force personne à venir avec nous. Nous nous sommes déjà assurés que l’Union ne mettra pas la main sur les Downers. À présent, nous devons nous assurer qu’elle ne mettra pas la main sur nous. Nous avons de la nourriture dans les stocks d’urgence dont nous n’avons pas parlé à Porey ; nous prendrons les coms portatives ; nous retirerons les pièces essentielles des machines que nous ne pouvons pas emporter… et nous prendrons la route jusque dans la forêt, avec les camions aussi loin que les camions iront, puis nous cacherons le matériel lourd et le transporterons petit à petit jusqu’à nos nouvelles installations. Ils détruiront peut-être la route et les camions, mais toute autre solution exigera une longue préparation. Ceux qui veulent rester ici et travailler pour la nouvelle direction… ou pour Porey s’il revient, faites-le. Je ne peux pas vous en empêcher et je n’ai pas l’intention de le faire. »
Il y eut un silence. Puis quelques personnes quittèrent le groupe et commencèrent d’emballer leurs effets personnels. De nombreuses autres les imitèrent. Son cœur battait très fort. Il poussa Miliko vers leurs quartiers, afin qu’elle rassemble le peu d’effets personnels qu’ils pourraient emporter. Cela pourrait se passer autrement. Ils pouvaient se mettre d’accord. Ils pouvaient les livrer, Miliko et lui, aux nouveaux maîtres, si la situation se dégradait à ce point, marquer des points auprès de l’opposition. Ils pouvaient le faire. Ils étaient assez nombreux… et la Quarantaine, et les ouvriers…
De sa famille… aucune nouvelle. Son père aurait envoyé un message, s’il l’avait pu. S’il l’avait pu.
« Fais vite ! » dit-il à Miliko. « La nouvelle se répand partout. » Il glissa un des rares pistolets de la base dans sa poche et prit sa veste la plus épaisse ; il réunit une boîte de cylindres destinés aux respirateurs, un bidon et une hachette. Miliko arriva avec le couteau et deux couvertures roulées puis ils sortirent, dans la confusion du personnel qui roulait des couvertures dans les allées. Ils les enjambèrent.
« Arrêtez la pompe ! » dit-il à un homme. « Retirez le contacteur. » Il donna d’autres instructions et les gens s’éparpillèrent, en direction des camions ou des machines qu’il fallait saboter. « Dépêchez-vous ! » cria-t-il. « Nous partons dans un quart d’heure. »
— « La Quarantaine, » lui rappela Miliko. « Que faisons-nous des réfugiés ? »
— « On leur propose le même choix. Va l’exposer aux ouvriers, s’ils ne sont pas déjà prévenus. » Ils franchirent la porte du sas, puis la seconde et gravirent les marches, dans le chaos nocturne, où les gens couraient aussi vite que le permettaient les respirateurs. Le moteur d’une chenillette démarra.
« Sois prudente ! » cria-t-il à Miliko quand leurs chemins se séparèrent. Il descendit le chemin de pierres concassées, remonta jusqu’au sommet de la colline de la Quarantaine, où le dôme irrégulier, rapiécé, émettait une faible lumière jaune, où les réfugiés attendaient, dehors, habillés, comme si, cette nuit-là, ils n’avaient pas dormi davantage que les autres.
« Konstantin ! » cria quelqu’un, et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans le dôme. Il continua son chemin, s’arrêta au milieu d’eux, le cœur au bord des lèvres.
« Allez, faites sortir tout le monde ! » cria-t-il. Et ils sortirent, dans un murmure grandissant, fermant leurs vestes et ajustant leurs masques. Quelques instants plus tard, le dôme s’affaissa et de l’air sortit du sas, courant chaud, et un flot de corps qui l’entoura. « Nous partons ! » annonça-t-il. « Nous n’avons aucune nouvelle de la station et il est possible que l’Union l’ait prise ; nous ne le savons pas. » Il y eut des cris désespérés, mais quelques personnes exigèrent le silence. « Nous ne le savons pas, comme je l’ai dit. Nous avons davantage de chance que la station ; nous sommes sur une planète, avec de la nourriture ; et, si nous sommes prudents, de l’air. Ceux qui ont vécu ici savent ce qu’il faut faire… même à l’air libre. Vous avez le même choix que nous. Cela ne sera pas facile et je ne le recommanderais ni aux vieillards ni aux jeunes enfants, mais je ne suis pas certains qu’ils seront en sécurité ici. Il est possible qu’ils décident que ce n’est pas la peine de nous poursuivre. Voilà. Nous ne saboterons pas les machines nécessaires à votre survie. La base est à vous, si vous voulez ; mais vous pouvez venir avec nous. Nous partons… peu importe où nous allons ; sauf si vous venez avec nous. Et, si vous venez, c’est dans les mêmes conditions. Tout de suite. Immédiatement ! »
Il y eut un silence de mort. Il était terrifié. C’était une folie d’être venu seul. Le reste du camp ne pourrait rien faire, s’ils cédaient à la panique.
Quelqu’un, derrière, ouvrit la porte du dôme et, tout d’un coup, il y eut un murmure de voix, un reflux dans le dôme, quelqu’un criant qu’il faudrait des couvertures, qu’il faudrait tous les cylindres disponibles, une femme gémissant qu’elle ne pouvait pas marcher. Il resta immobile, tandis que tous les réfugiés regagnaient le dôme, puis se retourna et regarda les autres dômes, dont des hommes et des femmes sortaient avec une hâte calculée, portant des couvertures et d’autres objets, flot se dirigeant vers le passage entre les collines, où les moteurs ronronnaient et les lampes frontales lançaient des éclairs. Les camions étaient prêts. Il prit cette direction, de plus en plus vite, s’engagea dans le chaos qui bouillonnait autour des véhicules. On chargeait le dôme démontable et du plastique de rechange ; un employé lui montra une check-list, aussi calmement que s’il était agi d’un transport de routine. Des gens essayaient de mettre leurs affaires dans les camions et les membres du personnel s’y opposaient, puis les réfugiés arrivèrent, certains étant plus chargés que possible sur Downbelow.
« Les camions sont réservés au matériel indispensable ! » cria Emilio. « Tous les gens bien portants marchent ; les vieux et les malades prendront place sur les chargements, et les objets lourds s’il reste de la place… mais vous partagez les charges, compris ? Tout le monde doit porter quelque chose. Qui est incapable de marcher ? »
Des appels s’élèvent parmi les réfugiés, qui poussèrent devant eux les enfants les plus fragiles et les vieillards. Ils crièrent qu’il y en avait d’autres, des cris annonçant la panique.
« Du calme ! Nous leur trouverons de la place. Nous n’irons pas vite. À un kilomètre d’ici, la route entre dans la forêt et il est peu probable que les soldats nous y suivent. »
Miliko le rejoignit. Il sentit sa main sur son bras, passa le bras autour d’elle, la serra contre lui. Il était un peu engourdi ; tout homme en a le droit quand son univers s’écroule autour de lui. Ils étaient prisonniers, dans la station. Ou morts. Il envisagea cette possibilité, s’obligeant à l’examiner. Il avait l’estomac contracté, tremblait d’une colère qu’il maintenait dans cet endroit insensible, loin de sa pensée. Il avait envie de frapper quelqu’un… et il n’avait personne sous la main.
On chargea l’unité de coms. Ernst supervisa son installation sur le plateau du camion et, entre les batteries d’urgence et le générateur portatif, ils avaient cette source d’informations… s’il en venait.
Finalement, les gens qui seraient transportés, et assez de place pour les couvertures roulées et des sacs, un nid protecteur. Les gens couraient, essoufflés, mais ils semblaient moins affolés. Deux heures encore avant l’aube. Les lumières étaient encore allumées, sur les batteries, les dômes émettant une lueur jaune. Mais il manquait un bruit, dans le ronronnement des moteurs des chenillettes. Les compresseurs s’étaient tus. Le pouls ne battait plus.
« Allons-y ! » cria-t-il quand tout parut être en ordre, et les véhicules s’ébranlèrent, lentement, patiemment, sur la route.
Ils suivirent, colonne qui prit la forme de la route parallèle à la rivière. Ils passèrent devant le moulin et entrèrent dans la forêt, les arbres et les collines cachant le côté droit du paysage nocturne. L’exode donnait une impression d’irréalité, les phares des camions éclairant les roseaux, le sommet des arbres, le flanc des collines et les troncs des arbres, avec des silhouettes humaines avançant lentement, le chœur étrange des chuintements des respirateurs, dans le ronronnement des moteurs. Il n’y avait pas de plaintes, et c’était le plus étrange, pas d’objections, comme si la folie s’était emparée d’eux et qu’ils l’acceptaient. Ils avaient eu un avant-goût des méthodes de gouvernement de Mazian.
Les herbes bougèrent, près de la route, ligne tortueuse dans les roseaux. Les feuilles bougèrent dans les buissons proches de la route, du côté des collines. Miliko montra ces mouvements, que d’autres avaient remarqués, tendant le bras et murmurant avec inquiétude.
Le cœur d’Emilio se gonfla. Il prit la main de Miliko et la serra, s’éloigna et s’engagea dans les hautes herbes, sous les arbres, tandis que les camions et la colonne poursuivaient leur chemin.
« Hisas ! » appela-t-il. « Hisas, c’est Emilio Konstantin. Est-ce que vous nous voyez ? »
Ils vinrent, une poignée avançant timidement dans la lumière. L’un d’entre eux avança, les mains tendues, et il fit de même. Le Downer lui donna une accolade énergique.
— « Amour, » dit le jeune mâle. « Toi promener, homme-Konstantin ? »
— « Bondissant ? Es-tu Bondissant ? »
— « Moi Bondissant, homme-Konstantin. » Le visage creusé d’ombres se leva vers lui, la faible lumière des camions, à présent arrêtés, se réfléchissant sur un sourire aux dents acérées. « Moi revenir vite, vite, vite regarder vous. Tous nos yeux sur vous, protéger. »
— « Amour, Bondissant, amour. »
Le Hisa sauta d’un pied sur l’autre, dansant presque de joie.
— « Toi promener ? »
— « Nous fuyons. Le Là-Haut est en danger, Bondissant, des hommes-avec-fusils. Ils viendront peut-être sur Downbelow. Nous fuyons, comme les Hisas, vieux, jeunes, les faibles aussi, Bondissant. Nous cherchons un endroit sûr. »
Bondissant se tourna vers ses compagnons, cria quelque chose qui fit toute la gamme, s’adressant à ceux qui étaient cachés dans la forêt et dans les arbres. Puis la main étrange, puissante, de Bondissant glissa dans la sienne et le Hisa le ramena sur la route, où la colonne s’était arrêtée, ceux qui se trouvaient à l’arrière avançant pour voir ce qui se passait.
« M. Konstantin ! » cria un employé, depuis un camion, d’une voix nerveuse, « n’est-il pas dangereux de les laisser nous accompagner ? »
— « Aucun danger, » répondit-il. Puis, aux autres : « Réjouissez-vous! Les Hisas sont de retour. Les Downers savent qui est bienvenu sur Downbelow, et qui ne l’est pas, n’est-ce pas ? Ils nous ont surveillés continuellement, s’assurant que nous ne risquions rien. Vous tous ! » cria-t-il aux masses invisibles qui se tenaient au loin, « ils sont revenus pour vous, comprenez-vous ? Les Hisas connaissent toutes les cachettes et ils sont prêts à nous aider, entendez-vous ? »
Il y eut un murmure de désarroi.
« Jamais un Downer n’a frappé un homme ! » cria-t-il dans le noir, couvrant le ronronnement patient des moteurs. Il serra plus étroitement la main de Bondissant, avança parmi eux, et Miliko glissa la main sous son coude, de l’autre côté. Les camions repartirent et ils marchèrent, du même pas lent. Les Hisas se joignirent à la colonne, marchant dans les roseaux qui bordaient la route. Quelques humains s’écartaient d’eux. D’autres acceptaient de toucher la main tendue, même des réfugiés, suivant l’exemple des anciens, qui y étaient accoutumés.
« Ils ne sont pas dangereux ! » cria un ouvrier. « Laissez-les aller où ils veulent. »
« Bondissant, » dit-il, « il nous faut un endroit sûr… allez trouver les humains de tous les camps et conduisez-les dans des endroits sûrs. »
— « Toi vouloir sécurité, toi vouloir aide ; venir, venir. »
La main puissante resta dans la sienne, petite, comme s’ils étaient père et fils ; et, malgré la taille et la jeunesse, c’était le contraire… mais les humains étaient comme des enfants, à présent, suivant une route bien connue en direction d’un endroit humain bien connu, mais ils ne reviendraient pas, ne reviendraient peut-être jamais… Il le savait.
« Venir notre endroit, » dit Bondissant. « Toi protéger nous ; nous rêver hommes mauvais partis et eux partir ; et vous venir, maintenant, nous rêver. Pas rêve hisa, pas rêve humain ; rêve commun. Venir endroit du rêve. »
Il ne comprit pas ce bavardage. Il y avait des endroits où les humains n’étaient jamais allés. Des endroits de rêve… c’était déjà un rêve, cette fuite commune des humains et des Hisas dans la nuit, dans la disparition de tout ce qui avait fait Downbelow.
Ils avaient sauvé les Downers ; et, pendant les longues années du pouvoir de l’Union, quand viendraient des humains totalement indifférents aux Hisas… il y aurait, parmi les Hisas, des humains capables de les avertir et de les protéger. C’était ce qu’il fallait faire.
« Ils viendront un jour, » dit-il à Miliko. « Ils abattront les arbres, construiront leurs usines, canaliseront la rivière et tout le reste. C’est ainsi que cela se passe, n’est-ce pas ? Si nous les laissons faire. » Il balança la main de Bondissant, regarda le petit visage tendu. « Nous allons avertir les autres camps, il faut conduire tous les humains dans la forêt, avec nous, pour longtemps ; longue marche. Besoin d’eau, de nourriture. »
— « Hisas trouver, » fit Bondissant avec un sourire, soupçonnant une bonne plaisanterie partagée par les humains et les Hisas. « Vous pas bien cacher nourriture. »
Ils n’avaient pas de suite dans les idées… prétendait-on. Peut-être le jeu arriverait-il à son terme quand les humains n’auraient plus de cadeaux. Peut-être cesseraient-ils d’admirer les humains et s’en iraient-ils. Peut-être pas. Les Hisas n’étaient plus ce qu’ils étaient à l’arrivée des humains.
Ni les humains, sur Downbelow.